GUILLAUME LEUNENS
Marcel van Jole
Membre du conseil d’administration de la  A.I.C.A.
(Association  Internationale des Critiques d'Art)

    Voilà bientôt quinze ans que je connaissais l’oeuvre sans avoir jamais rencontré l’artiste. Le hasard me fit connaître Guillaume Leunens lors d’une visite que je fis à Paris dans le but de réunir des oeuvres d’artistes belges, travaillant dans la capitale française, oeuvres qui allaient êtres vendues aux enchères au profit du village Reine Fabiola.  Il vit dans un petit appartement vieillot où les toiles entassées émergent à peine de la pénombre. Une paire d’yeux pénétrants et vifs qui vous transpercent, des cheveux épais et courts, taillés en brosse, joints à une moustache poivre et sel géométrique et soignée, des traits torturés aux pommettes saillantes et mobiles, un corps décharné.
     Tandis qu’il mâchonne nerveusement un cigarillo, une moue ironique apparaît sur ses lèvres, tout heureux qu’il est de pouvoir s’exprimer en Flamand.
     Tel m’est apparu Guillaume Leunens. Le manque de pratique et la contamination du français confèrent un accent savoureux à son parler et sa gentille épouse française fait plaisir à son mari en acceptant qu’il me parle dans sa langue maternelle. La glace a été aussitôt rompue et je savais déjà que je ferais de mon mieux pour faire connaître l’artiste dans son pays natal, auquel il reste fidèle.
     Né à Hal (Brabant) en 1914, dans un milieu ouvrier, il grandit, suite à un désaccord entre ses parents, dans un orphelinat d’ Herenthals.
 De cette jeunesse il n’a conservé que de piètres souvenirs. Aussitôt que le lui permet  la loi sur la scolarité, il devient ouvrier d’usine. Il est engagé dans une fonderie de bronze et de fer sans se rendre compte que trente ans plus tard cette période  aura un effet déterminant pour l’orientation  de sa carrière.
     Durant les heures creuses, après l’accomplissement de la tâche quotidienne, les dimanches et les jours fériés, il se consacre à la peinture, à des expériences personnelles.  Est-ce déjà l’appel?...
     Comme tant d’autodidactes, il ne se sent lié par aucune norme contraignante et se montre ouvert à toutes les nouvelles tendances,  même si parmi elles il n’en retient qu’une seule: celle qu’il crée lui-même.
     Dès l’âge de seize ans il suit assidûment toutes les manifestations artistiques d’avant-garde. Il est d’abord séduit par les expressionnistes: Permeke, Frits van den Berghe, Gust De Smet - ils formaient l’avant-garde à cette époque. Ensuite il passera au camp des peintres abstraits, non sans avoir confronté ses idées avec celles de Victor Servranckx, cet autre pionnier, coresponsable avec Joseph Lacasse de la percée de l’art non-figuratif dans nos contrées.  Pourtant il se cherchera aussitôt un style propre, qui n’appartient qu’à lui.
     De son époque figurative - marquée par l’influence cubiste de Jean Brusselmans - retenons surtout que Guillaume Leunens est un peintre de la nuit.
     Ses pesantes constructions en couleurs, dans lesquelles le bleu foncé contraste violemment avec un jaune éclatant et un rouge brique, lui permettent avant tout de rendre plus sensibles les mystères de la nuit.
     De cette époque datent des oeuvres qui retiennent l’attention de certains de nos critiques perspicaces, tels Maurits Bilcke, et le regretté Jan  Walravens, prématurément décédé, qui ne cessa d’encourager Leunens et qui lui avait fait savoir:   « Je cherche une occasion pour écrire un article important sur votre oeuvre. Il est temps que l’on commence à mieux vous apprécier chez nous. »
     En 1961 il écrivit:    « Leunens est une des personnalités les plus marquantes que je connaisse ».
     En 1958, Guillaume Leunens s’arrache à la vision de la nature. On le voit alors saisir l’essence même de ce que l’on pourrait appeler l’absence de lumière. Dans de nombreuses expériences réalisées au moyen de peinture, de fer chauffé et d’aluminium, de verre ou de cuivre et même avec des ingrédients comme l’encre, la cire, des grains de café écrasés, il étale des surfaces foncées et pourtant vibrantes, dont l’aspect sombre est rendu encore plus énigmatique par une fine ligne blanche ou un point rouge.
     Toutes les oeuvres de cette période de l’artiste - dont la personnalité inquiète nous fait revivre certains moments violents d’un van Gogh - ne possèdent pas la même intensité.  Il n’empêche que dans ses meilleures productions Guillaume Leunens parvient  déjà à évoquer la fascination de la nuit totale.
     Entre temps - nous sommes en 1957- Guillaume Leunens émigre brusquement à Paris, attiré très probablement par le rayonnement toujours séduisant de cette cité dont on affirme parfois , plaisamment , qu’elle a perdu le monopole artistique qu’elle a détenu durant plus de deux siècles. Paris n’en continue pas moins d’offrir énormément aux artistes qui aspirent à un métier parfait, qui recherchent la quintessence.
Paris n’est-il pas la ville aux possibilités illimitées pour les découvertes et les confrontations?  Paris est encore ce fruit un peu trop mûr, cette fleur enchanteresse qui attire les abeilles  et leur offre son nectar, cette ville qui plaît toujours. Songeons par ailleurs que la fameuse « École de Paris » comprend 80% d’étrangers (surtout des Russes, des Polonais, des Italiens, des Suisses, des Espagnols, des Américains du Nord et du Sud desNéerlandais, des Scandinaves, des Belges) : Paris est le creuset des arts, un lieu de rencontre fascinant.  Il nous suffit de penser au « Bateau Lavoir » à Montmartre, à « la Cité Fleurie », Boulevard Arago, à « La Ruche », passage de Dantzig, à la « Villa des Fusains » rue de Touragne , à « Montmartre aux Artistes », rue Orderer, aux « Ateliers 77 », avenue Denfer-Rochereau. C’est cette tradition qui fait défaut à Londres, New-York, San Francisco, Milan, Rome etc.
     Rien qu’en allant visiter les différents ateliers des graveurs, tapissiers-lissiers, lithographes, sculpteurs et peintres, on ressent et apprécie ce sentiment de la tradition et du bon goût qui s’épanouit dans l’âme de Paris.
     Dès le début de son séjour à Paris, Guillaume Leunens ressentit cette impression de profusion, de maîtrise artistique. Il l’éprouva et la constata aussi bien dans les galeries des quartiers de type traditionnel comme « La rue de la Boétie » , le « Faubourg Saint Honoré » et la « rue Miromesnil » que dans les rue d’artistes de la « Rive Gauche », tels le boulevard St.-Germain, le boulevard Raspail, la rue de Seine, la rue des Beaux-Arts, la place Furstenberg.

     Guillaume Leunens constate qu’il n’est pas nécessaire de visiter des musées impressionnants pour méditer devant Vlaminck, Seurat, Picasso, Manessier, Bissière, Tal Coat, Leonor Fini, Hartung, Ubac, Pol Bury ou Michaux, ni de parcourir le pays pour admirer Maillol, Rodin, Renoir, Giacometti, Calder, Tinguely, Zadkine, Germaine Richier, Henry Moore, César, Robert Muller, Nevelson, Dodeigne, Gonzalez, Roel & Reinhoud (d’Haese) ou encore de fournir un effort pour être confronté avec les oeuvres les plus récentes d’ Alechinsky, Poliakoff, Lacasse, Appel, Jorn, Warhol, Corneille, Rauschenberg, Oldenburg, et bien d’autres. Tout cela peut être vécu dans la multiplicité et la diversité de près de quatre cents galeries parisiennes. Et puis, un jour, fatigué de flâner, de regarder, il braque à nouveau les yeux sur sa propre oeuvre. Une nouvelle perspective, éclairée par toutes les oeuvres qu’il a pu admirer, se dessinera dans sa peinture. Par une sorte d’osmose artistique naîtra une nouvelle vision qui le mènera à un état d’esprit, somme toute prévisible; tout est logique dans l’épanouissement de Leunens, un épanouissement que lui-même ne soupçonnait même pas.  Il considère sous un autre angle sa production antérieur, il va au devant de plus de liberté.

     Guillaume Leunens, comme tant d’autres, éprouvait et ressentait, bien sûr, que le marché de l’art à Paris est une véritable jungle; il a pourtant su persévérer et c’est un de ses grands mérites. Après chaque expérience il se mettait à nouveau au travail, sans se rebuter, en silence, surtout en silence, convaincu qu’il le fallait et qu’il ne pouvait en être autrement.
     Il peint des tableaux abstraits dans des tons grisaille.  Il se mue en peintre abstrait de la nuit, car la lumière nocturne souligne la couleur et dégage tous ses mystères.  En 1960 il transpose ses peintures sur métal, matériau qu’il connaît à fond depuis sa prime jeunesse. Des plaques d’aluminium reçoivent ses formes géométriques primitives, des cercles, des carrés distendus, des rectangles de travers, des diagonales, des lignes parallèles, des transversales, des carreaux, des trapèzes en perspectives, des cônes tronqués et raccourcis. Elles révèlent une essence poétique; malgré la géométrie apparemment sèche, elles confèrent à l’aluminium prosaïque une forte dose de chaleur humaine.
     Logiquement le choix du métal aurait dû consacrer Guillaume Leunens comme un sculpteur du fer, pareil aux membres de la « dynastie » des Gonzalez, du suisse Robert Muller, de César, du Flamand-Canadien Pierre Heyvaert, des Flamands Reinhoud et Roel d’Haese, de Remy Cornelissen et bien d’autres. Il n’en reste pas moins que Guillaume Leunens est un peintre, et lorsqu’il veut introduire de nouvelles possibilités expressives, il ne tient pas à renier l’art pictural. Il désire pourtant l’adapter à l’idéologie de l’époque, devenue vaste grâce aux conquêtes cosmiques. On reconnaît de la ténacité dans sa manière de vivre, dans sa défense de ses conceptions et de son esthétique, dans sa lutte indéfectible contre la matière, contre le métal.
     Involontairement nous pensons à l’âpreté de Bram Van Velde. La projection d’aluminium liquide, dans la maîtrise artisanale, évoque des rythmes qui irradient une présence spatiale. La suggestion poétique, la chaleur visuelle, une gamme de vibrations lumineuses caractérisent son originalité. Alors que initialement un doux relief, obtenu en travaillant d’avance le métal, captait chaque fois la lumière et accordait une priorité à certaines lignes au moyen d’un scintillement naturel ou par l’angle d’incidence des rayons lumineux, plus tard et encore aujourd’hui le plan sera traité d’une façon tout à fait bidimensionnelle.

     La lumière reste cependant essentielle dans l’oeuvre de Guillaume Leunens, une oeuvre qui n’est redevable en rien aux impressionnistes, mais présente plutôt l’aspect d’un Caravage, sans toutefois qu’on doive la qualifier de clair-obscur.  C’est plutôt un nimbe enveloppant qui permet par endroits à des sources de lumière de se manifester parmi les gris  « dégradés », c’est une lumière qui est à la fois de la couleur, crée un environnement, évoque un climat, suggère une ambiance et irradie par ses modulations, les lignes aérées, les tracés fuyants animant les profondeurs et l’aspect féerique des surfaces presque monochromes.  En plus des grandes productions, toujours verticales, qui suscitent une ambiance d’architecture psychologique, il convient de mentionner de plus petits formats, monotypes, réalisés sur papier selon une technique qui est et reste le secret de Guillaume Leunens. Le résultat est éblouissant; chaque monotype rayonne de lumière et d’émotion, d’ombres, de tons dégradés, de matière granuleuse.  Ils forment un ensemble harmonieux qui confère au métal des qualités jusqu’ici insoupçonnées.
     Peut-on concevoir autrement les manifestations artistiques que comme l’équivalent d’une science qui nous échappe? Une génétique fondée sur des constituants plastiques est en train de mûrir. Née de géométrie élémentaire, elle évolue dans le sens de la relativité: l’unité forme-couleur est aux arts plastiques ce que la relation particule-onde est à la nature.  Aux organismes picturaux, dont la nature est l’inspiratrice, Guillaume Leunens oppose des structures plastiques, parallèles à l’action de l’homme sur la nature. Il nous présente une construction de l’homme dans la nature. Son art apparaît comme un refuge pour l’esprit, un séjour des idées claires.  Voici donc un artiste contemporain, témoin de son époque , qui érige des bastions contre la terreur qu’inspire notre technicité. C’est un artiste dans l’âme, dont l’élan créateur , mieux , la fièvre créatrice , égale son impitoyable capacité de travail et son enthousiasme , un homme honnête, qui se confond avec son oeuvre, ce rapport de l’homme et de l’oeuvre constituant un autre trait dans sa production de Guillaume Leunens.

     En 1969 il était l’invité du groupe E.A.T. « Experiments in Art and Technology », fondé aux Etats-Unis par Billy Klüver et Rauschenberg, et y exposa au musée de Brooklyn ainsi qu’au « Museum of Modern Art » à New-York.

    Il fût l’hôte du Gouvernement français au Pavillon de L’Exposition Mondiale à Montréal(Canada). Lors de la « quinzaine française »: « La France invitée à Anvers », le Gouvernement Provincial d’Anvers le reçut au Centre Culturel Provincial Arenberg et ensuite au Centre Culturel de Turnhout. A chacune de ces occasions on a pu remarquer l’harmonieuse unité, la tranquillité, la sérénité réalisée par ce possédé fébrile de l’art. J’ai l’impression qu’après une ascension de plusieurs années, Leunens a enfin atteint le stade de la perfection lorsque la contemplation s’empare de tout son être.

Marcel van Jole
Professeur à la State  University de New-York
et à l’institut National  Supérieur et d’Urbanisme à  Anvers
Membre du conseil d’administration de la  A.I.C.A.
(Association  Internationale des Critiques d'Art)


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